Cette conférence a été donnée en 1995 à Paris, à la Cour de cassation, dans le cadre d‎’‎un symposium international ‎« Le Spirituel : Pluralité et Unité », ‎commémorant le centenaire de la naissance d‎’‎Ostad Elahi. Elle a été ensuite publiée aux Cahiers d‎’‎anthropologie religieuse, nº 5, Presses de l‎’‎Université Paris-Sorbonne, Paris, 1996.

Quelques mots d’abord sur la cour de cassation, qui est vraiment le haut lieu et l’endroit idéal pour aborder ce thème de l’éthique et du droit, et qui souligne l’importance accordée à l’éthique dans les relations juridiques et sociales. Ostad Elahi, dont nous commémorons cette année le centenaire, n’a jamais dissocié sa recherche personnelle en matière d’éthique de sa pratique professionnelle. Il était magistrat, et considérait que cette éthique était le prolongement de cette pratique professionnelle. L’objet de cette intervention est de présenter la pensée de cette personnalité, encore peu connue dans les pays occidentaux, mais pour des raisons de temps, vous le comprendrez, nous n’entrerons pas dans la description de sa biographie.

Comme Monsieur le Premier Président vient de nous le rappeler, le mot ‎« éthique » peut s’entendre en plusieurs sens. Nous n’y reviendrons pas. Il convient simplement de remarquer que le vocable d’éthique doit être interprété dans son sens le plus extensif. C’est celui d’une ligne de conduite personnelle, qui est adoptée par référence à des principes préétablis et immuables communs à l’ensemble de l’humanité. C’est une définition qui ne sera peut-être pas celle de tout le monde, mais qui a l’intérêt de fixer le sujet. Il nous faudra insister ici sur deux concepts fondamentaux de la pensée d’Ostad Elahi : le principe du respect du droit de chacun, qui est une conséquence directe, si on peut dire, de la justice distributive, et le principe de l’équité.

Le métier de juge, qui fut le sien entre 1934 et 1957, Ostad Elahi l’exerça au sein de juridictions de différentes provinces de l’Iran, tantôt au siège comme juge d’instruction, conseiller et président de cour d’appel, tantôt au parquet, comme procureur général. Les juristes, qui connaissent les différences entre le siège et le parquet, peuvent réaliser combien il possédait une vision très complémentaire des deux aspects du droit. Il considérait la magistrature comme une des plus hautes fonctions sociales et il lui arrivait même de dire qu’il y a deux professions sacrées : celle de juge et celle de médecin. D’ailleurs, il disait aussi, on peut comprendre en le lisant, qu’appliquer le droit est à bien des égards, plus difficile que de diagnostiquer une maladie : il s’agit en effet de discerner une situation, d’en interpréter les faits caractéristiques et de peser les intérêts en conflit, c’est-à-dire l’intérêt des parties mais aussi l’intérêt général.

De plus, l’œuvre du magistrat va au-delà d’une simple application mécanique des textes, car ceux-ci s’avèrent fréquemment obscurs et généralement lacunaires. Et cependant, il a l’impératif moral et professionnel de trancher des litiges. Cela requiert de sa part d’importantes qualités de rigueur, de compétence, de sérieux, mais aussi le souci permanent, intérieur, de rendre la justice, d’avoir cette intention de rendre la justice. Ce souci est particulièrement présent chez Ostad Elahi, et les conseils qu’il donnait à ses collègues et ses amis sur la façon d’exercer ce métier de juge le montrent bien. Je cite : ‎« Après quatre ou cinq années de travail, un juge devient comme un joaillier, qui, d’un seul coup d’œil, peut expertiser un bijou. Il est immédiatement à même de reconnaître un coupable, et voit tout de suite à qui il a affaire. C’est pourquoi il est très rare qu’il prononce une sentence erronée. Bien entendu, continuait-il, cela ne concerne que les juges qui s’efforcent d’avoir un jugement impartial et intègre ». Vous avancerez que cela va de soi ! Encore faut-il le dire.

Ainsi, le point essentiel de l’exercice du métier de juge ne consiste pas uniquement dans l’acquisition de compétences et de connaissances, il est surtout indispensable de conserver à l’esprit, la notion de justice immanente, qui doit servir au juge de guide nécessaire lors du prononcé de la décision. Comme vous le voyez, c’est un impératif moral élevé. Le débat se situant sur le plan de l’intention, le juge est ainsi habilité à corriger les effets néfastes d’une règle qui, on le constate souvent, si elle n’est pas interprétée ou appliquée avec modération, risque d’être rigide et de s’adapter mal aux circonstances d’une espèce. Nous percevons combien, à ce moment-là, la pratique judiciaire devient un véritable champ d’expérimentation, une véritable méthode d’acquisition des valeurs.

Il faut dire quelques mots sur la justice distributive et ses corollaires dans la pensée d’Ostad Elahi. Comment, peut-on rétorquer, concilier les deux dimensions de l’exercice de la profession de juge : l’éthique personnelle d’un côté, et la pratique judiciaire de l’autre ? On peut se demander si une telle opération ne relève pas de l’utopie, certaines écoles ayant, du reste, tenté d’établir une totale séparation entre ces deux exigences. Pourtant le but du droit n’est-il pas de rendre à chacun ce à quoi il a exactement droit ? Et ce faisant, de faire régner l’ordre public et la justice sociale ? N’est-ce pas là la définition même de la justice distributive ?
Donc, cette justice distributive signifie : rendre à chacun ce qui lui est dû. L’instauration d’une telle justice est alors la résultante nécessaire du respect de chacun des droits de l’autre, qui, je vous le rappelle, est essentiel dans les principes généraux du droit français. Pour arriver à la justice idéale, l’homme se doit de respecter chaque droit. Or, le fondement de cette justice distributive ne peut être que métaphysique. Et là, nous touchons au cœur du sujet. En effet, chaque être est doté, du fait même de son existence, de droits fondamentaux. Ces droits ‎intuitu personae créent autour de l’être humain une sphère que les autres ne peuvent ignorer.

Ainsi, le droit de chaque être interfère inéluctablement avec les obligations des autres. Chacun est tenu au respect du droit des autres, et on voit à ce moment-là comment s’articulent les différents droits des individus et la nécessité à la fois de réguler cela par des règles et d’articuler ces règles pour que ces droits puissent être respectés. De cette façon, le couple droit-devoir devient indissociable ; on a des droits, on a des devoirs, et les deux sont dialectiques, s’organisent autour de la même idée. C’est là l’une des originalités de la pensée d’Ostad Elahi, qui sur ce point, insiste sur le fait que le droit doit être reconnu à tout être existant, et pas seulement à l’être humain, mais aussi aux choses, aux animaux, aux végétaux, etc., perception qui, je crois, intéresse notamment Madame Kriegel. Il ne faut pas cependant confondre cette pensée avec les nouvelles idéologies utilitaristes et spécistes, puisqu’il existe pour Ostad Elahi, une nette distinction entre les personnes et les choses. L’être humain est seul doté d’un libre-arbitre, qui lui permet de faire la part des choses, de s’engager dans des choix, et donc peut engendrer l’erreur, mais cela fait partie du jeu, si on peut dire. C’est là une dimension irréductible. Dans cette optique, on n’est pas étonné de voir que, selon Ostad Elahi, je cite : ‎« L’axe de ce monde et de la vie repose sur une seule chose : le respect du droit de chacun ». Il s’agit là, véritablement, d’un axe fondamental. Ce principe sous-tend ainsi le fonctionnement idéal de la société et toutes les dimensions d’une pratique qui ne peut se réduire à une improvisation pleine de bons sentiments ou bien intentionnée, et s’ordonne autour de l’idée du droit de chacun. Mais ce droit de chacun, à l’évidence, doit tenir compte de l’examen exact de chaque situation. Les exemples concrets évoqués par Ostad Elahi montrent bien la complexité, et surtout l’extrême précision, que nécessitent les preuves des faits. La décision du juge doit être guidée par une intention permanente au respect du droit de chacun.

Quelques mots encore sur l’équité, l’intégrité inflexible doublée d’une recherche intransigeante du juste, qui valurent à Ostad Elahi le respect des magistrats, des avocats, et des justiciables ; et là, je dois saluer François Ameli, professeur de droit à la Sorbonne, dont le père a eu l’occasion, comme ministre de la justice, de connaître Ostad Elahi ; nous en discutions peu avant le symposium et il me disait à quel point cette intransigeance, cette éthique, cette règle intérieure, étaient présentes dans la vie d’Ostad Elahi au quotidien. Chez Aristote, l’équité est associée à la médiation entre la rigueur abstraite de la loi et le cas concret. Elle est toujours liée à la pratique périlleuse du prononcé du jugement – pour reprendre le mot d’Ostad Elahi que vous avez cité tout à l’heure – pratique qui ne peut s’en tenir à la rigidité du droit écrit. Il s’agit d’examiner une situation concrète, de peser minutieusement les intérêts en présence, avant de trancher selon ce que dispose la loi. Donc, conformément au sens originel de l’équité, equitas en latin, cet exercice est indissociable d’une disposition personnelle particulière : l’égalité d’âme, l’esprit de justice ; là, nous touchons de nouveau un point essentiel, à savoir la justice corrective.

Il existe en effet, tout le monde peut le constater, des inégalités de fait. Mais une justice plénière, et là je rejoins encore le président Pierre Drai dans ce que disait le professeur Jean Carbonnier, une justice plénière se doit de les corriger. Elle rétablira l’égalité par des inégalités inverses, qui ne seront que des compensations. C’est là une parfaite illustration du comportement d’Ostad Elahi, qui portait une attention particulière au droit des plus démunis, ou des personnes considérées comme parties faibles, méritant la protection au procès : les mineurs, les orphelins… Ainsi la discrimination qui accompagne le ressentiment, l’insoumission, et la révolte, se trouve écartée au profit de l’équilibre et de la modération, selon la maxime qu’Ostad Elahi avait faite sienne : ‎« Le bien en toutes choses est le juste milieu ». Cet élément de modération, véritablement essentiel, n’est pas un compromis, quelque chose de moindre. Ce milieu est un sommet. Il n’est atteint qu’au prix d’une véritable purification intérieure, il est le parachèvement des principes fondamentaux de l’éthique. Au-delà de la pondération rationnelle de l’équité, Ostad Elahi parle aussi d’un authentique sentiment d’humanité et de compassion. Par exemple, bien que la loi autorisât la sentence de peine de mort, Ostad Elahi ne l’a jamais prononcée.

En conclusion, il convient de dire quelques mots sur les fondements philosophiques de la pratique judiciaire d’Ostad Elahi. Cette pratique se construit en définitive autour du for intérieur de l’homme, de sa conscience. L’étude de ces fondements renvoie à une interrogation sur la nature de cette conscience, et par la suite, sur la signification métaphysique de l’homme. Et là, il s’agit d’un débat si important qu’une seule conférence n’y suffirait pas.